L'orgue & la danse"
La littérature pour orgue a connu autant de changements que sa facture. Il est cependant une forme qui lui a toujours été proche, c'est celle de la danse, qui revêt des aspects bien différents selon les époques, car de tout temps, on a autant dansé et chanté qu'il a coulé de sang dans les veines de l'Homme.

Quel musicien se plaindrait que la danse ait influencé tel répertoire ou instrument ? Que serait la musique sans la Pavane, la Sarabande, l'Allemande, la Courante, la Gavotte, la Bourrée, etc... A l'orgue, on doit quelques-unes de nos plus belles pages à la danse, notamment la Passacaille de Bach et celle de Buxtehude.

Plusieurs compositeurs d'aujourd'hui, sollicités par Hervé Désarbre (MM. Bret, Cholley, Houbart, Kasparov, Laprida, Vercken), ont souhaité gommer le côté parfois triste et poussiéreux de l'orgue en lui donnant une image plus conforme à sa très longue histoire et aux rôles divers qu'il a été appelé à remplir au cours des millénaires, en montrant que le roi des instruments peut se faire ludique. Quant aux autres auteurs, ils illustrent ce thème de la danse par le biais de la transcription, et montrent avec éloquence que sérieux ne rime jamais avec ennuyeux.


L'organiste Julien Bret, titulaire du grand-orgue Cavaillé-Coll de la basilique de Bonsecours, renoue avec une tradition, celle du divertissement à l'orgue, que l'on trouvait, il n'y a pas si longtemps, avec les hommages, transcriptions et autres adaptations, ces clins d'œil à la danse ou à l'opéra. Ici, la forme retenue est la valse, tantôt nostalgique, tantôt enivrante, balançant entre Jean Wiéner et Nino Rota, oscillant entre la rue de Lappe et le Bœuf sur le Toit, les films de Renoir et les photographies de Doisneau...

"La Habanera, dédiée à Louis Kalck, excellent ami auquel la musique à La Madeleine doit tant, repose sur un thème original et non sur un nom, comme Ravel l'a fait avec Haydn dans un menuet, écrit François-Henri Houbart. Ce thème, unique, modifié plusieurs fois au cours de l'œuvre, est principalement présenté en deux parties, la deuxième étant fuguée. L'unité repose exclusivement sur le rythme spécifique de la Habanera qui en donne un aspect plutôt humoristique, tout ceci dans un langage que l'on pourrait rapprocher de "à la manière Cochereau". Humour, fantaisie, rigueur (de la fuguette) pourraient en quelque sorte ressembler au portrait du dédicataire... Cette pièce, au langage post-symphonique, est évidemment avant tout écrite pour le grand-orgue de La Madeleine, avec ses registrations et couleurs assez particulières".

"L'idée d'écrire une rumba pour un grand-orgue conférait d'emblée un côté sympathique à cet instrument traditionnellement austère, écrit Pierre Cholley. C'est un peu comme un personnage très sérieux, très important, qui se prendrait les pieds dans le tapis... Au risque de passer pour un farfelu -mais est-ce encore un risque ?-, j'avoue n'avoir jamais raté une occasion de jouer à l'orgue des musiques d'origine populaire. C'est pourquoi cette commande m'a donné l'occasion de rire en musique -ce n'est pas tous les jours- et de dépasser, dans ce domaine, le cap de la seule improvisation. Et pourquoi sur les grands-jeux ? S'il y a d'la rumba dans l'air, j'ai tenté ainsi d'apporter de l'air dans la rumba..."

En mars 1907, Maurice Ravel, le magicien des couleurs et des rythmes, écrit une pièce toute simple, Vocalise-Etude en forme de habanera, pour voix et piano, commandée par le Conservatoire de Paris. Aujourd'hui, l'on ne connaît plus de cette page que sa transcription pour violon et piano. Bien plus tard, Léonce de Saint-Martin, le maître de Notre-Dame, la transcrira à son tour pour l'orgue, conservant avec beaucoup de respect, le charme indéfinissable d'un parfum latin, et l'indolence du rythme de habanera.

Aram Khatchatourian est le plus connu des compositeurs arméniens. Aimant tout particulièrement la danse, il déclara un jour : "je considère le ballet comme un art majeur; il représente comme l'opéra une synthèse des arts". Il composa son premier ballet en 1942. Son style caractéristique, associant de façon si habile le folklore orientalisant et un don pour les orchestrations chatoyantes, apparaît de façon éclatante dans la Danse du Sabre, au rythme frénétique, presque sauvage, qui assura à lui seul la renommée du ballet et de son auteur.

En prévision des commémorations du centenaire de la mort de Pouchkine, en 1937, Prokofiev se vit commander l'année précédente la musique de scène d'Eugène Onéguine. La partition, censurée, fut jouée en fait bien plus tard alors que la musique de Prokofiev atteint les sommets de son invention mélodique, tant par sa qualité que par la place qu'il lui accorde dans ce qui est sans doute le plus grand poème lyrique russe. Il n'est que d'écouter la courte mais intense valse en mineur qui en est extraite pour s'en convaincre.

Youri Kasparov, l'un des chefs de file de la nouvelle école russe et disciple d'Edison Denisov, a écrit une plaisanterie musicale sur le thème de l'Internationale. Il en parle ironiquement ainsi : "Il s'agit d'une composition très sérieuse et j'aimerais qu'elle soit jouée pour les funérailles de quelques-uns de nos anciens dirigeants communistes ; malheureusement, je l'ai composée trop tard, ou trop tôt ! Je pense qu'il est plaisant d'écouter cette musique au milieu de la nuit après le septième verre de vodka".

L'Américain d'origine argentine Andrés Laprida est un élève du grand compositeur brésilien Carlos Jobim. Sa pièce Florinda est une page aux couleurs nostalgiques, soutenue par l'un des plus anciens rythmes sud-américains, qui est un mélange de tango et de habanera. Le côté lancinant d'une mélodie teintée tantôt de spleen, tantôt de mélancolie, laisse toutefois entrevoir une douceur souvent absente de nos lattitudes !

"J'adore le tango, confie le compositeur François vercken, et après de joyeuses agapes avec des amis ardèchois, au cours desquelles j'ai savouré une "tribouline" du meilleur goût, le thème de ce chef d'oeuvre à venir m'est comme apparu en son unité foncière, harmonies comprises. C'est ce court délire, soigneusement noté, qu'Hervé Désarbre nous restitue aujourd'hui. Comme je n'ai (tant pis) aucune expérience de la composition d'un bidule de ce style, il sonne sans doute un peu bizarre à l'oreille des connaisseurs de cet art populaire finalement difficile. Une vraie idée de "barjo" ! (traduire : fada)".

Les Tonadas du compositeur Joaquin Nin-Culmell furent écrites de 1956 à 1961. Ce sont des danses traditionnelles espagnoles traitées à la manière de De Falla et des autres compositeurs qui se sont penchés sur la musique populaire de leur pays. Avec les trois danses retenues pour cet enregistrement, Nin-Culmell a choisi des formes connues comme la Jota ou la Séguedille, en les parant, sous des dehors très simples, d'une grande subtilité harmonique, et l'on retrouve alors toute l'Espagne, chatoyante ou mystérieuse, aux mille et une couleurs et aux rythmes enivrants.
Nino Rota est le grand compositeur que l'on connaît par les musiques des films de Zefirelli, Visconti et Fellini, mais il est aussi l'auteur de symphonies, opéras et de nombreuses musiques instrumentales. Les deux valses proviennent du travail initial de Rota sur ses Variations et fugue dans les 12 tonalités sur le nom de Bach ; elles inspireront par la suite plusieurs thèmes pour la musique du film Casanova, de Fellini. Pour le musicologue italien Francesco Lombardi, ces deux pièces ont "un charme qui, dans la musique contemporaine, fait de l'orgue un instrument unique et démodé, avec sa volonté de devenir orchestre dans un monde de réalité virtuelle". Ces valses manient l'ambiguïté en clair-obscur dans un discours doux-amer.

L'on connaît les grandes et épiques symphonies de Chostakovitch, sa musique de chambre, ses opéras, qui ont inscrit ce nom au Panthéon de la musique. Esprit curieux et ouvert à toutes les formes d'expression musicale, il écrivit aussi de nombreuses musique pour la scène, pour le ballet, le cinéma ou encore le jazz. Les Aventures de Korzinkina est une musique de comédie cinématographique composée en 1940 ; la poursuite, qui en est extraite, est une parodie de film muet pour quatre mains. L'Age d'Or, quant à lui, est un ballet composé en 1929/1930, qui marque, pour Chostakovitch ses premiers procés ou disgrâces avec le régime. La Valse et la Polka, pour quatre mains également, sont révélatrices du talent de mélodiste du maître russe, de sa virtuosité d'écriture, de son aisance dans tous le styles, mais aussi montrent que derrière l'humour ou une apparente légèreté, peut se dissimuler l'ironie.
retour page précédente

accueil du site